Le combat d’une vie
Quand il prononce sa première phrase : « J’ai l’honneur au nom du Gouvernement de la République de demander à l’Assemblée Nationale l’abolition de la peine de mort en France. », Robert Badinter pèse très distinctement le poids de chacun de ses mots.C’est en effet pour lui un immense « honneur » et « l’aboutissement d’une longue marche », depuis que Badinter est devenu avocat pénaliste et fervent abolitionniste. Ce texte il a tenu à en écrire lui-même chacun de ses mots. « De la première à la dernière ligne, c’était le discours que depuis si longtemps je rêvais de faire. », confie-t-il aujourd’hui.
Un « débat de conscience »
D’emblée, il place le débat sur le plan « moral » qui l’implique lui-même mais surtout les députés en face de lui : « C’est un débat de conscience et le choix auquel chacun d’entre vous procédera l’engagera personnellement. » Badinter s’adresse ici au « cœur » des hommes mais aussi à leur responsabilité. Comme lorsqu’il s’adresse aux jurés des assises, c’est un homme qui parle à d’autres hommes et femmes. Et non un avocat ou un ministre qui s’adresse à des députés.
Légitimité historique
Pour donner à ce moment d’histoire toute la solennité qu’il convient, et s’inscrire dans une légitimité historique, il en appelle à Jean Jaurès qui en 1908 défendit avant lui l’abolition devant cette même Assemblée : « La peine de mort est contraire à ce que l’humanité depuis deux mille ans a pensé de plus haut et rêve de plus noble. Elle est contraire à la fois à l’esprit du christianisme et à l’esprit de la Révolution » disait Jean Jaurès. La filiation est posée.
La Force du vécu
Pour balayer l’argument de la « valeur dissuasive » de la peine de mort, -argument clef des opposants- Robert Badinter va s’appuyer sur son propre vécu. « Je vous dirai pourquoi, plus qu’aucun autre, je puis affirmer qu’il n’y a pas dans la peine de mort de valeur dissuasive : sachez bien que, dans la foule qui, autour du palais de justice de Troyes, criait au passage de Buffet et de Bontems : « A mort Buffet ! À mort Bontems ! » se trouvait un jeune homme qui s’appelait Patrick Henry. Croyez-moi, à ma stupéfaction, quand je l’ai appris, j’ai compris ce que pouvait signifier, ce jour-là, la valeur dissuasive de la peine de mort ! »
Robert Badinter était en effet l’avocat de Roger Bontems qu’il ne put, en 1972, sauver de la guillotine, alors que Patrick Henry le futur assassin d’un enfant de 7 ans, criait « à mort » avec la foule…. L’effet est poignant.
Un ton théâtral
Le garde des Sceaux maîtrise parfaitement la théâtralisation de sa diction. Il s’enflamme, son ton s’accélère lorsqu’il raconte cette scène. Quand il dit « A mort Buffet, A mort Bontems ! », c’est la foule haineuse que l’on entend. Quand il rappelle que « La France aura été presque le dernier pays en Europe occidentale -et je baisse la voix pour le dire- à abolir la peine de mort », il baisse en effet sa voix, pour exprimer sa honte.
Tout au long de ce long discours, il joue avec maestria des accélérations, des ralentissements, des pauses, des silences. A aucun moment il ne laisse son auditoire au repos !
« De tout mon coeur »
« Demain vous voterez l’abolition de la peine de mort. Législateur français, de tout mon cœur, je vous en remercie. » L’issue est claire. Mais, avant de conclure, il laisse son « cœur » s’exprimer une dernière fois : « Demain, grâce à vous la justice française ne sera plus une justice qui tue. Demain, grâce à vous, il n’y aura plus, pour notre honte commune, d’exécutions furtives, à l’aube, sous le dais noir, dans les prisons françaises. Demain, les pages sanglantes de notre justice seront tournées. »
Le lendemain le projet de loi fut adopté avec 363 voix contre 117 sur 486 votants. L’abolition fut promulguée le 9 octobre 1981.